Voici la deuxième partie de l'argumentaire présenté par Stéphane Mercier. Une troisième et dernière partie suivra.
Illégal ou “seulement” immoral ?
Maintenant, on entend certains dire par exemple qu’à titre personnel, ils réprouvent l’avortement comme étant
immoral, mais qu’il ne leur viendrait pas à l’idée de le rendre illégal.
Raisonnement d’une étonnante absurdité, quand on prend la peine de s’y arrêter.
On peut même aller assez vite en besogne sur ce point. Imaginez maintenant que
le même individu déclare qu’à titre personnel, il trouve que le viol est
vraiment immoral, mais que, pour “respecter la liberté de chacun” (sauf
peut-être de la victime...), il ne faut pas pour autant le rendre illégal. Absurde,
évidemment ! Eh bien, si l’avortement est un meurtre, comme on l’a dit,
n’est-il pas encore plus grave que le viol ? Le viol est immoral, et
heureusement il est aussi illégal. L’avortement, qui est encore plus immoral [1], ne devrait-il pas, à
plus forte raison encore, être illégal lui aussi ?
Comprenez bien le raisonnement qui est à l’œuvre ici, car il faut se méfier des inférences indues.
Tout ce qui est immoral ne doit pas être illégal pour autant. Il y a une foule
de choses qui sont immorales, mais qui n’ont pas à être envisagées par le
législateur pour être qualifiées d’illégales. Si j’ai passé ma journée à jouer
à Total War: Warhammer, et qu’ensuite, je prétends à mes collègues que
je suis fatigué parce que j’ai vraiment beaucoup travaillé, et que je leur dis
cela pour avoir l’air d’un bosseur et susciter leur compassion ou leur
empathie, j’agis clairement de façon immorale. Mais je ne pense pas que cela
soit illégal pour autant, ni d’ailleurs que le législateur ait à s’occuper
d’alourdir le code pénal avec ce genre de considérations.
Mais vous voyez bien qu’il s’agit de tout autre chose quand
on parle de l’avortement, comme le suggère
le rapprochement avec le viol : le viol est immoral, et c’est un acte si
détestable qu’il faut absolument le prohiber; il est donc indispensable, du
point de vue juridique, de qualifier cet acte comme punissable. Le meurtre
délibéré d’un innocent est une chose encore plus condamnable moralement, et
doit donc aussi, a fortiori, être condamné du point de vue du droit par le
législateur. Je me répète, mais il est essentiel d’y insister.
Pensons aussi un peu à
ce que doit être le droit, pour mériter ce nom. Le droit a pour raison d’être
et pour but de protéger le plus faible contre l’arbitraire du plus fort. Le
droit et la loi sont un rempart contre la raison du plus fort, l’oppression du
despote ou la menace du caïd. Voilà pourquoi il y a des lois contre le vol et
contre le viol, voilà pourquoi il y en a contre l’esclavage et la traite
humaine. Voilà pourquoi il y en a contre le meurtre. Ou plutôt, voilà comment
il devrait y en avoir contre le meurtre sous toutes ses formes. Car le
vrai scandale est de voir que le meurtre est permis chez nous : avec
l’avortement, le meurtre est même remboursé par la mutuelle alors que le simple
vol à la tire est condamné. Le vol à la tire doit être condamné, évidemment.
Mais à plus forte raison le meurtre ! Or que se passe-t-il ? Pour le
meurtre, c’est permis en fonction du calendrier : le petit n’a pas encore
atteint douze semaines ? Pas de chance pour lui, son assassinat et légal
en Belgique. Et remboursable si maman a payé sa cotisation à la mutuelle. A
partir de treize semaines, le petit commence à bénéficier d’une protection
juridique. Mais passez la frontière des Pays-Bas, et sa protection juridique
s’effondre : le meurtre est légal
jusqu’à vingt-deux semaines. Et si, à vingt-trois semaines, vous pensez que le
petit humain est tiré d’affaire, détrompez-vous : il est certes enfin
protégé aux Pays-Bas et en Belgique, mais il suffit de prendre l’Eurostar et
d’aller en Angleterre, où la protection ne commence qu’au-delà de la
vingt-quatrième semaine.
On pourrait continuer notre petit voyage macabre, mais c’est
assez pour signifier la folie monstrueuse de toute l’affaire. Vous êtes terriblement vulnérable à cinq ans, trois mois après
votre naissance, durant le sixième mois de grossesse de votre mère, et, en
réalité, dès le tout premier instant de cette grossesse, lorsque vos premières
cellules travaillent d’après votre code génétique unique et flambant neuf à
développer celui que vous êtes aujourd’hui. C’est cette vulnérabilité qui doit
être protégée, depuis le premier instant. Pas le deuxième instant, le
troisième, le dix-millième ou celui que fixe arbitrairement une législation
aberrante.
Enfin, en l’espèce,
voulons-nous ressembler à Ponce Pilate ? Vous connaissez l’histoire, mais
il faut peut-être la remettre en mémoire : il représentait l’autorité
romaine dans les territoires occupés par l’Empire en Judée; quand on lui
demande de faire crucifier Jésus, il commence par dire qu’il n’est pas
d’accord, parce qu’il se rend très bien compte que ceux qui l’ont amené à lui
cherchent à faire tuer un innocent, et que c’est immoral. Mais il voit que les
ennemis de Jésus insistent; et lui-même ne veut pas se mouiller – ou plutôt si,
mais seulement au sens propre, puisqu’il se fait apporter une bassine d’eau, y
plonge les mains et déclare : “Je m’en lave les mains, je suis innocent du
sang de ce juste.” Et, alors qu’il a le pouvoir de s’opposer à ce meurtre, il
laisse les mains libres à ceux qui veulent le perpétrer. Est-il innocent ?
Non, parce qu’il refuse d’assumer la responsabilité morale pour laquelle il
devrait se battre. Cette attitude porte un nom : dans le meilleur des cas,
c’est de la non-assistance à personne en danger. Ce qui permet au mal et au
crime de prospérer, comme on dit, ce sont les honnêtes gens qui préfèrent se
voiler la face, ou qui, face à la prolifération du mal, demeurent inactifs. Ne
pas dénoncer un mal, ne pas s’opposer à lui, c’est d’une certaine manière lui
prêter son concours, et se rendre complice. C’est voir le danger qui guette une
personne, et ne pas lui porter secours; et, comme le dit Sénèque, qui non
velat peccare, cum possit, jubet, “ne pas empêcher de commettre le mal, quand
on le peut, c’est y encourager.” (Troyennes, 300)
Imaginez encore quelqu’un qui dirait : “Oui, c’est vrai qu’à titre personnel, je refuse
l’esclavage; mais que les autres décident comment ils veulent, je suis pour le
droit à choisir, et je ne tiens pas à imposer à autrui ma vision négative de
l’esclavage.” Ridicule, encore une fois. Il en va de même pour
l’avortement : il est parfaitement absurde de dire que l’on est
personnellement opposé à l’esclavage, au viol et à l’avortement, mais que l’on
tient à laisser à chacun le droit de choisir s’il veut prendre un esclave,
violer sa voisine, ou tuer l’enfant dans le ventre de sa mère.
Je voudrais encore insister. A vrai dire, étant donné la société dans laquelle nous
vivons et les choix de vie que nous faisons tous ou que nous allons faire, je
crois même que c’est l’un des sujets les plus importants de toutes nos études,
un sujet qui engage profondément notre humanité.
Retour sur de possibles contre-arguments
J’ai longuement développe
un argument simple qui établit de manière très claire et directe que
l’avortement est le meurtre d’un être humain, d’une personne innocente. On
pourrait encore regarder les choses en considérant non pas l’argument
directement, mais les points à partir desquels ceux qui défendent un prétendu
“droit” à l’avortement cherchent à faire valoir leurs vues en sens contraire.
Pendant un certain temps, le discours à la mode tendait à dire qu’en fait, l’embryon n’est pas un être
humain, et le fœtus non plus, pendant une durée plus ou moins longue qui dépend
de quel côté de la frontière vous vous trouvez. Il est clair, d’après ce qui
précède, que ce discours ne tient vraiment pas la route : je le répète, le
processus de développement est bien un processus continu et ne saute pas des
paliers qualitatifs par magie; et le processus
de développement se poursuit bien au-delà du stade fœtal, puisqu’on l’observe
chez le nourrisson, l’enfant, etc. D’ailleurs, les législations contradictoires
relevées précédemment en fournissent une démonstration par l’absurde :
s’il y avait un saut qualitatif, un moment clair où apparaît une personne là où
il n’y avait auparavant qu’un tas de cellules, on se demande bien pourquoi vous
n’êtes pas légalement humain en Angleterre et en Belgique au même moment. Sauf
à considérer qu’un belge est plus précoce qu’un anglais...
Du coup, quand on réfléchit
un peu et que l’on s’aperçoit qu’il est décidément très embarrassant de nier
qu’un embryon ou un fœtus soit une personne humaine, il ne reste que deux
possibilités en faveur d’un prétendu “droit” à l’avortement. Vous pourriez par
exemple contester la prémisse morale, celle qui disait qu’il est toujours
moralement mauvais de tuer délibérément une personne innocente. Vous pourriez
dire — interdiction de rire, car certains le disent en effet, pas directement,
mais ils le disent sans même s’en rendre compte — qu’il ne faut pas exagérer,
et que, parfois, on peut s’autoriser une petite exception, qu’il ne faut jamais
dire jamais, ce genre de choses. Cela revient à prétendre qu’il n’y a pas de
règles qui vaillent universellement, et qu’il faudrait se contenter de dire non
pas qu’“il est toujours moralement mauvais, etc.”, mais seulement que “de façon
générale, nous pensons aujourd’hui en Europe occidentale qu’il est moralement
mauvais, etc.” C’est une manière de nier qu’il y ait des principes absolus, c’est
l’affirmation d’un relativisme généralisé. (Remarquez au passage la
contradiction logique que cela implique : “il est absolument vrai qu’il
n’y a pas de principes absolus”, c’est comme “il est interdit d’interdire.”) En
général, les gens qui tiennent ce type d’argument refusent d’en accepter les
conséquences. Si on leur dit qu’alors il n’est sans doute pas permis non plus
de dire qu’un génocide est moralement mauvais, mais que c’est seulement mauvais
de notre point aujourd’hui en Europe occidental, ils vont se récrier.
Je vais prendre un petit exemple pour que ce soit
parfaitement clair. S’il vient à
quelqu’un l’idée de rejeter la première prémisse et de dire que c’est trop
ambitieux d’affirmer quelque chose d’aussi universel que “Il est toujours
moralement mauvais, etc.”, mais qu’une chose n’est moralement bonne ou mauvaise
qu’en contexte; que cette personne se rende donc à une réunion de survivants de
l’Holocauste et leur dise : “Vous savez, on ne peut pas dire qu’un
génocide est toujours moralement mauvais, mais seulement que c’est quelque
chose que nous réprouvons, nous, aujourd’hui, en Europe occidentale au XXIe
siècle; donc il vaut mieux ne pas se prononcer sur ce qui n’était peut-être pas
si mauvais dans un autre contexte.” On imagine le tableau. Il faut donc
l’affirmer avec force : la première prémisse est aussi inattaquable que la
seconde; et on est parfaitement fondé à énoncer des jugements de valeur à
portée universelle. Cela ne signifie évidemment pas que tous nos
jugements de valeur ont une portée universelle. Mais cela signifie que certains
d’entre eux au moins ont cette portée : le génocide, c’est mal, un point
c’est tout, toujours et partout. Le viol aussi. L’avortement de même, comme
tout autre meurtre délibéré d’une personne innocente. Il n’y a pas de
circonstance où un petit meurtre est permis, ou un viol occasionnel, ou un seul
génocide.
Pour ce qui est de critiquer la conclusion légale que l’on tire de la morale, on a déjà suffisamment
montré sa complète inanité, et ce n’est pas nécessaire d’y revenir.
[1] En tant que Protestants, nous
sommes peu à l’aise d’hiérarchiser les péchés. Mais je reprends ici le
commentaire suivant : “[L]e droit belge
sanctionne plus sévèrement le meurtre et l’assassinat (art. 393-397 du Code
pénal) que le viol (art. 375). Pourquoi les autorités de l’UCLouvain
n’acceptent pas cette comparaison ? Elle est logique si l’on a pour
fondement du raisonnement l’opinion apparemment autorisée d’affirmer l’embryon
est un être humain.” Source : https://www.ultramontain.be/2017/04/12/des-%C3%A9tudiants-s-%C3%A9tonnent-une-police-de-la-pens%C3%A9e-%C3%A0-l-%C3%A9gard-monsieur-st%C3%A9phane-mercier/
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