Dans l’affaire du professeur de l’UCL (post précédent), tout tourne autour de ce qu’il a enseigné. Or, on n’en a jamais cité que des bribes, et même pas les parties les plus essentielles. Comme d’habitude, on commet un assassinat par omission. On sort de son contexte l’une ou l’autre phrase et on se limite à cela. Probablement parce qu’on n’a pas de réponse adéquate au reste du propos. Ou peut-être parce qu’on est trop fainéant pour le lire. Permettez-moi donc de publier quelques longs extraits de son argumentaire.
Je vais commencer par l’essentiel. Stéphane Mercier pose une prémisse et développe sa réponse. J’en ai juste enlevé les phrases, souvent les bouts de phrase, qui ne sont pas essentielles pour le développement.
“L’avortement
consiste à tuer délibérément une personne innocente, en l’occurrence un être
humain qui se trouve encore dans le ventre de sa mère.”
Oui, mais. Là, on
veut poser la question : “Mais un embryon, un fœtus, est-ce vraiment un
être humain ?” Posons la question, oui, mais ne nous arrêtons pas là, de
grâce ! Pourquoi en effet s’arrêter à l’embryon ou au fœtus ? Un
nourrisson, est-ce vraiment un être humain ? Et un enfant, un adolescent,
un adulte, un vieillard ? C’est légitime de poursuivre jusque là ! En
effet, un adolescent, c’est un être humain parvenu au stade de développement qu’on
appelle adolescence. Un vieillard, un être humain parvenu à un âge avancé. Eh
bien, un embryon, c’est un être humain qui a atteint le stade de développement
embryonnaire. Je parle d’un embryon humain, évidemment, comme je parle d’un
adulte ou d’un vieillard humain ! Je ne parle pas d’un embryon de
chimpanzé. Quel que soit le stade de développement considéré, l’être en
développement ne change pas soudain d’espèce. Les différents termes : ‘embryon’,
‘fœtus’, ‘nourrisson’, ‘enfant’, etc. renvoient à différents stades de
développement d’une même entité. L’adolescent humain devient un adulte humain,
pas un escargot adulte. Eh bien, de la même manière, un fœtus humain devient un
nourrisson humain, puis un enfant humain. Je le répète : on ne change pas
d’espèce en fonction du stade de développement !
Pourtant, la discussion n’est pas terminée. Il faut encore insister un peu. Quand devient-on une personne
à proprement parier, se demandera-t-on ? Car si on ne le devient pas,
c’est qu’on l’a toujours été, depuis le premier instant. Mais supposons qu’on
le devienne. De deux choses l’une : ou bien il s’agit d’un processus
graduel, ou bien de quelque chose qui se produit subitement. C’est l’un ou l’autre.
Mettons que cela se produit soudainement. A la naissance peut-être ? Dans
ce cas, le fait de couper le cordon ombilical vous transforme soudainement en
une personne, par la magie des ciseaux dont se sert le médecin. Ou alors, c’est
votre position qui détermine que vous êtes une personne : dans l’utérus,
vous n’en êtes pas encore une, hors de l’utérus, vous en devenez une. A
quelques centimètres près !, par le contact magique avec l’air extérieur
et en vertu du premier hurlement qui annonce aux parents que les prochaines
nuits vont être difficiles ?
Ou alors c’est la technologie qui fait de vous une personne ?
Vous vous dites ici que c’est bizarre comme supposition, que personne ne dirait
cela. Détrompez-vous : beaucoup de
gens disent exactement cela. Comment donc ? Tout simplement en
prétendant que, pour être une personne, vous devez être viable, au sens
où vous devez être capable de vivre par vous-même en dehors du sein maternel.
Autrement dit, ces gens défendent l’idée selon laquelle ce qui fait de vous une
personne, c’est la technologie et les soins qui peuvent vous être prodigués
afin de vous conserver en vie dans un environnement donné. Il y a fort à
parier, dans ce cas, que vous n’êtes pas une personne si on vous parachute dans
la jungle, sans secours technologique adéquat (armes, médicaments, instruments
divers). Un expert en survie se débrouillera sûrement très bien dans la jungle,
mais je suis assez certain que, pour ma part, je suis “non viable” dans un
environnement comme la jungle. C’est même probablement une question de minutes.
Exactement comme le bébé arraché au sein de sa mère. Quelques minutes de
viabilité.
Certains insistent pourtant : ce n’est pas la même chose, viable dans la jungle, viable hors du sein
maternel. De fait, cela ne réclame pas la même technologie. Mais, en dehors de
cela, la différence est inexistante. Viable, c’est très relatif quand on y pense. Voyez d’ailleurs le
nourrisson : on ne peut pas le laisser sans surveillance, parce que l’environnement
domestique est décidément trop hostile pour qu’il y survive tout seul ! Un
environnement viable pour un adulte ne l’est pas pour un bébé de six mois et
demi. Il n’est peut-être pas viable non plus pour une personne âgée et diminuée
qui est capable d’allumer le gaz, mais est incapable de se souvenir qu’il vaut
mieux songer à l’éteindre. Dire qu’on est une personne à partir du moment où l’on
est viable, c’est un faux argument : votre viabilité est toujours fonction
de l’environnement, de la technologie à votre disposition et de votre capacité
à en user efficacement. Ce n’est donc pas du tout un bon critère.
Je plaisante, mais c’est important de comprendre à quel point l’argument soi-disant massue de la viabilité
est ridicule et inopérant quand on le regarde d’un peu plus près. Cet argument
de la viabilité est un argument fonctionnaliste, qui suppose que, pour être une
personne, il faut fournir la preuve que l’on fonctionne comme une personne
digne de ce nom. Mais, il faut le répéter, ce n’est pas un argument probant :
un comateux, un petit enfant et un embryon sont incapables de parier. Sont-ils
pour cela disqualifiés comme personnes ? L’exercice d’une fonction prouve
effectivement que vous êtes bel et bien doté du support vital qui rend possible
cette fonction; mais le fait qu’elle ne s’exerce pas, pas bien ou pas encore ne
signifie pas que vous ne possédez pas ce support vital. D’où l’intérêt de la
logique dans le raisonnement.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la réduction opérée par le fonctionnalisme, mais
revenons à notre sujet : ce n’est donc pas le coup de ciseaux du médecin,
l’air aseptisé de l’hôpital ou la technologie qui vous transforment en une personne
d’un coup de baguette magique.
Quand donc la vie d’un être vivant quelconque commence-t-elle ? C’est une
question facile, en réalité. On a même des termes techniques pour dire les
choses de façon savante : au moment où il n’y a plus, d’un côté, un
ovocyte haploïde — une cellule haploïde est une cellule de “simple forme”, qui
contient donc ses chromosomes en un unique exemplaire. D’un autre côté, un
spermatozoïde tout aussi haploïde. Leur rencontre donne lieu à un embryon diploïde
(“forme double”, le terme renvoie donc aux cellules ayant leurs chromosomes en
double exemplaire), qui porte le nom de cellule-œuf ou zygote, au sens grec “de
ce qui est attaché ou attelé”.
C’est à ce
moment précis que commence la vie du nouvel être vivant, puisque son code
génétique est complet, et que, ce faisant, il entreprend le développement du
vivant individuel porteur de ce code génétique. A ce moment en effet, quelque
chose de complètement nouveau et d’irréductible aux deux éléments antérieurs (l’ovocyte
et le spermatozoïde) commence à exister et produit un développement cellulaire
absolument spectaculaire, selon une organisation minutieuse. Nier l’humanité de
cet embryon, sous prétexte qu’il ne serait rien d’autre qu’une “tas de cellules” relève du mensonge le plus grossier. A ce
compte, en effet, vous et moi, nous sommes aussi des “tas de cellules”, des
plus gros tas, mais toujours des tas de cellules. Alors quoi, à partir de
combien de cellules sommes-nous une personne humaine ? Trente-deux, cela
ne suffit pas ? Il en faut 128 ? Ou quelques millions ? Le
nombre n’a aucune importance : l’identité individuelle est acquise dès le
début, dès que la séquence ADN est formée, c’est-à-dire au moment de la
conception.
Insistons-y : ce n’est pas un vulgaire tas de cellules
désorganisées qui évolue au hasard
pour devenir soudain ceci ou cela. Dès que le code génétique est complet, dès l’instant
de la formation de l’embryon, les choses s’organisent dans une direction très
précise. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de ratés, mais ce ne sont,
précisément, que des ratés. Il n’y a pas de ratés dans un développement livré
au hasard, ne serait-ce que parce qu’il serait impropre de parler de
développement dans le cas du hasard. Le code génétique de la fourmi préside au
déploiement cellulaire de la fourmi. De même, le code génétique qui préside au
développement d’un être humain est celui d’un être humain. Le code est
parfaitement au point dès le départ, et ne bifurque pas de manière aberrante en
cours de route, et le nombre de cellules n’y change strictement rien.
Quand on y réfléchit,
je ne fais qu’enfoncer des portes ouvertes. Pourtant, cela n’est pas inutile,
puisque certains se demandent encore quand on a devant soi un être humain
proprement dit, et font une distinction spécieuse entre un “être humain actuel”
et un “être humain potentiel”. Et qu’est-il donc actuellement, cet être humain “potentiel”,
un rhinocéros ? Les capacités de cet être humain sont potentielles
(il est potentiellement un grand savant, un excellent sportif ou un
indécrottable pilier de comptoir), mais son identité humaine personnelle
unique et individuelle est acquise d’emblée, et c’est justement cette identité
de base qui sert de support à toutes les potentialités qu’il développera (ou
non) au cours de sa croissance.
Alors, c’est vrai que le microscopique embryon n’a pas
encore de système nerveux, de cœur, de cerveau,
tout ce que vous voulez. Mais un peu de patience ! Il est en train de
développer tout cela. Et je vous garantis que l’embryon humain ne va pas
développer un cerveau de chat ou de mésange, mais un cerveau humain. Et je vous
garantis aussi que celui-ci va mettre beaucoup de temps à se développer
pour atteindre sa maturité. D’ailleurs, à quel moment dira-t-on que le cerveau
est fixé définitivement ? Tout le monde sait bien que c’est très
progressivement que ce développement se poursuit, s’affine, puis commence
doucement à se déliter, tout au long d’un processus que seule la mort peut
interrompre.
En outre, comme me le faisait remarquer mon frère par manière de plaisanterie à propos de son bébé
nouveau-né : le cortex préfrontal de son bébé n’est pas encore aussi
développé que celui de Gordon (Gordon était l’un de nos chats) à son zénith.
Mon neveu, à ce moment-là, était-il donc moins une personne que mon chat? J’aimais
beaucoup mon chat, mais ce n’était décidément pas une personne; quant à mon
neveu, son activité corticale réduite n’en fait pas une non-personne. Laissez-lui
donc le temps de poursuivre un développement qui, de toute évidence, est en
cours, et rappelez-vous que seul un être humain va pouvoir développer l’activité
cérébrale “standard” d’un être humain. Même avec un bon paquet d’électrodes
dans le cerveau, mon chat Gordon n’aurait pas pu réaliser ce type de développement
Mais ne
pourrait-on pas dire que c’est très progressivement qu’un être humain (là, nous
sommes d’accord, je crois : l’embryon qui se forme dans le sein de la
femme est bien un embryon humain, pas celui d’un chat) devient une personne ?
L’argument, ici, consisterait à dire que, quand on parle de ‘personne’, on ne
se trouve pas nécessairement dans une logique du type “ou bien/ou bien”. Soit,
on peut admettre l’hypothèse et la tester.
Supposons donc que l’on devient progressivement une personne
au cours de la gestation, avec l’idée
sous-jacente qu’on pourrait éventuellement “tuer” un humain en cours de
maturation dont tous les systèmes ne sont pas encore élaborés. Je ne dis même
pas ‘fonctionnels’ — rappelez-vous la viabilité du nourrisson, la vôtre en
Antarctique, la mienne dans la jungle —, je dis seulement ‘pas encore élaborés’.
Réfléchissez à cet argument : il n’est absolument pas sérieux. Quels
systèmes pas encore élaborés allez-vous juger nécessaires pour que votre humain
soit une personne ? Sur quelle base allez-vous privilégier tel système
plutôt que tel autre ? Regardez l’enfant de cinq ans. Manifestement, son
système reproductif n’est pas encore élaboré : physiquement (et
psychologiquement !), il est immature sur le plan sexuel. Même chose pour
sa capacité d’abstraction. Qui dira que ce n’est pas une personne pour autant,
et qu’il est permis, par conséquent, de l’assassiner ?
Le processus de croissance et de développement des différents systèmes qui nous constituent
prend du temps. Certains sont achevés en cours de gestation, d’autres au moment
de la naissance, d’autres encore mettent quelques années supplémentaires. L’idée
du processus, c’est bien celui d’une maturation qui prend son temps, et il n’y
a pas un moment où le système n’existe pas, et l’instant suivant où il se
trouve présent comme par enchantement. Si vous pensez qu’on n’est pas une
personne tant que tout n’est pas bien en place, ce n’est pas l’avortement
à douze, quinze ou vingt semaines que vous devez défendre, mais l’infanticide
et le meurtre au moins jusqu’à la puberté. Et l’euthanasie précoce quand l’un
ou l’autre des différents systèmes commence à s’enrayer. La ménopause comme
motif de meurtre ? C’est tout à fait dans la logique de ceux qui
soutiennent qu’on peut avorter d’un embryon sous prétexte que tous les systèmes
ne sont pas en place. Evidemment, ceux qui soutiennent un prétendu “droit” à l’avortement
ne vont pas jusque là; mais, en bonne logique, on peut se demander pourquoi. Si
l’on exclut les motifs sentimentaux, on ne voit pas pourquoi, à supposer qu’un
humain n’a rang de personne que si tous ses systèmes sont au point, il faudrait
logiquement exclure le droit à l’infanticide ou à la liquidation des femmes
ménopausées. Une fois encore, cela fait rire, tant cela paraît absurde. Mais ce
qui est remarquable, c’est que tant de gens ne voient pas à quelles
monstrueuses absurdités les conduirait la logique de leur raisonnement, s’ils
acceptaient d’être cohérents.
Revenons à
notre propos. S’il est moralement mauvais de tuer délibérément une personne
innocente, et que l’enfant dans le ventre de sa mère est bien une personne
innocente (qui n’est certes pas complètement développée, mais l’enfant de cinq
ans ne l’est pas non plus), la conclusion est indiscutable : tuer un
enfant au stade embryonnaire ou fœtal, dans le ventre de sa mère, est
moralement mauvais, comme il est mauvais de l’assassiner quand il est âgé de
cinq ans. Toujours. Dans tous les cas. Comme le viol. Le viol est moralement
mauvais, dans tous les cas : il n’y a pas de circonstances capables de
rendre cet acte bon, ou même simplement acceptable. Quand on parle d’avortement
ou quand on parle de viol, on parle d’un acte, comme on dit, intrinsèquement
mauvais, un acte qui est mauvais en lui-même et par lui-même. C’est
moralement mauvais de soi, quelles que soient les circonstances.
Un avortement ne peut pas être réduit à un acronyme qui se donne toutes les apparences
d’être inoffensif : “IVG”. Les mots ne sont pas neutres ! Parler d’‘avortement’,
cela n’a pas la même tonalité que parler d’‘intcrruption volontaire de
grossesse’; et d’ailleurs, dire cela complètement ou parler par acronyme (‘IVG’),
ce n’est pas non plus la même chose. Pensez à la novlangue, la langue
officielle d’Océania dans 1984 de George Orwell. ‘IVG’, c’est un
euphémisme qui dissimule un mensonge : la vérité, c’est que l’avortement
est le meurtre d’une personne innocente. Et c’est même un meurtre
particulièrement abject, parce que l’innocent en question est sans défense.
Déjà que le meurtre d’un innocent capable de se défendre est une action
révoltante; mais s’en prendre à quelqu’un qui n’a pas la force ou les
ressources pour se défendre, c’est encore plus ignoble.
La suite une prochaine fois.
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